"Une femme fuyant l'annonce"- David Grossman
Oh que voilà un livre énorme, tant sur la forme (presque 800 pages rassemblées en très longs chapitres) que sur le fond. Un livre énorme d'émotions, de tendresse, d'humanité... Un chef d'oeuvre, pas moins. Il me faut aujourd'hui en parler, et ce n'est pas si simple, de chroniquer une telle oeuvre. On se sent si petit devant tant de beauté...
Pourtant ma lecture commençait plutôt mal. Le prologue, qui situe les trois protagonistes du roman en 1967, m'a paru obscur et décousu. Ora, Ilan et Avram, alors adolescents, se trouvent dans un hôpital, en quarantaine, plongés dans le noir. Ils parlent, se découvrent à tâtons, s'aiment, se disputent. 65 pages difficiles à lire, les dialogues étant dépourvus des fameux tirets usuels. A cette difficulté s'est ajouté parfois celle de deviner qui parle. J'ai été un tantinet agacée par ce prologue et je l'avoue, inquiète pour la suite. 800 pages à cette sauce, ça risquait d'être compliqué...
Les années 2000 m'ont heureusement apporté le soulagement et la révélation. L'écriture s'est faite limpide, (les tirets sont revenus!) poétique, entrecroisant harmonieusement évènements présents et passés, dialogue et récit. La lecture est soudain devenue fluide et le bonheur total. Un petit miracle de 800 pages... à peine.
Ora a aujourd'hui la cinquantaine. Elle est séparée d'Ilan, installé en Amérique du Sud. Adam, l'aîné de leurs enfants, l'a suivi. Avec Ofer, le fils cadet, qui achève ses trois ans de service obligatoire en Israël, Ora s'apprête à partir en randonnée à travers la Galilée. Projet contrarié par Ofer lui-même, lorsqu'il accepte une mission dangereuse en territoire palestinien. Ora décide alors de pas attendre la mauvaise nouvelle qu'elle pressent. Mue par une pensée magique- elle sauvera son fils en échappant à l'annonce de sa mort- la voici qui prend la route, entraînant avec elle Avram, l'ami d'enfance, l'homme qu'elle a aimé.
Tout au long de leur périple, au coeur d'une nature sauvage et magnifique, Ora raconte Ofer à Avram. Par cette évocation, elle tente de conjurer le sort, mais cette parole à la portée salvatrice va permettre aussi à Avram d'accéder à une histoire familiale qui est en partie la sienne...
Je disais au début de ce billet à quel point ce livre était énorme, par sa beauté, sa richesse, par l'importance des sujets abordés. "Une femme fuyant l'annonce" est un roman d'amours (j'insiste sur le s): l'amour inconditionnel d'une mère pour ses fils - quel personnage incroyable que cette Ora ! On la croirait vraie tant elle est humaine ! Elle m'a bouleversée-, d'une femme pour deux hommes, - certains passages de ce roman sont d'une telle sensualité, tellement vibrants de passion, là encore c'est waow- , de l'amour fraternel aussi. (que de passages magnifiques sur la complicité Adam-Ofer...). Ce roman parle sublimement d'amitié, il parle de la création, du pouvoir des mots, de la magie de l'écriture, il parle de la guerre qui rend fou, déchire, détruit, s'insinue dans les familles, dans les conversations, dans la vie de tous les jours, fait commettre l'impardonnable. Là aussi, tant de grands moments, notés fièvreusement pour moi-même. Je ne pourrai hélas pas les retranscrire ici, ils sont trop nombreux.
Ce roman est total. On en sort complètement chaviré.
Vous imaginez ma difficulté à choisir des extraits (oui, plaignez-moi). Je vous en livre un seul, et pas des moindres:
"Vers midi, elle l'entend. Non pas des paroles distinctes, mais la musique de sa voix dominant les bruits de la vallée (...) Sa voix lui parvient étrangement claire, comme s'il marchait à ses côtés, et il lui parle sans prononcer un seul mot- juste sa voix, il en joue pour elle, et de temps à autre elle repère le léger bégaiement attendrissant dont il est affecté, surtout quand il s'énerve: ch...ch... Elle ne sait si elle doit répondre ou faire la sourde oreille. Dès l'instant où elle a claqué derrière elle la porte de sa maison, elle a été saisie d'un peur très familière : la crainte de ce qu'elle irait imaginer en pensant à lui, de ce qui pourrait lui sortir de la tête et ligoter les mains d'Ofer, lui voiler les yeux au moment où il aurait besoin de toute sa vigilance et de toutes ses forces.
Elle note immédiatement qu'il a changé de tactique, car il se met à répéter maman, encore et encore, une centaine de fois, maman, maman sur tous les tons, à différents âges, exaspérant, souriant, lui murmurant des secrets, la tirant par sa robe, maman, maman, avec fureur, tout miel, aguicheur, émerveillé, envahissant, guoguenard, facétieux, ouvrant les yeux pour la regarder au matin de l'enfance éternelle : maman?(...)
Tout son corps palpite, exhalant le nom de son fils, tel un soufflet (...). Il la déchire, de l'intérieur, se démenant comme un enragé, martelant de ses poings les membranes de son corps. Il la veut pour lui seul, inconditionnellement, exige qu'elle s'oublie elle-même pour se consacrer à lui ad vitam aeternam, qu'elle ne cesse de penser à lui, parle de lui sans arrêt à tous ceux qu'elle rencontre, même aux arbres, aux chardons, qu'elle prononce à voix haute ou en silence, encore et encore, qu'elle se souvienne de lui à chaque instant, à chaque seconde, qu'elle ne l'abandonne pas, parce que aujourd'hui il réclame sa présence pour exister (...) Pourquoi n'a-t-elle pas saisi plus tôt qu'il a besoin d'elle afin de ne pas mourir?"
Un dernier petit mot pour saluer la qualité de la traduction. Quel travail !
Sandy l'a lu, adoré aussi et en a fait un très beau billet que je vous invite à lire ici
Ce roman est en course pour l'élection du meilleur roman de l'année 2013 par le jury des éditions Points, dont j'ai la joie de faire partie :)
Je l'inscris à deux challenges, celui de Sharon et celui de Litote :