Reflets en eau trouble-Joyce Carol Oates
"La Toyota de location, conduite par le Sénateur avec une impatiente allégresse, fonçait sur une route en terre qui ne portait pas de nom, glissait dans les virages en dérapages ivres, puis, sans prévenir, pour une raison quelconque, la voiture sortit de la route, versa côté passager, l’eau noire s’y engouffra et elle disparut rapidement."
Kelly Keheller est une brillante et jolie jeune fille qui a connu l'amour et ses désillusions. Après des années de disette sentimentale, elle se sent enfin prête à entamer une liaison avec un certain Sénateur, sûr de son charme et du pouvoir qu'il exerce sur les femmes. Au cours d'un week-end sur l'île de Grayling, un 4 juillet, le couple s'éclipse en voiture, espérant attraper le ferry pour finir la nuit dans un motel. Mais le Sénateur a beaucoup bu... c'est l'accident. Le véhicule se retrouve au fond d'une eau marécageuse. Le Sénateur parvient à s'en extirper. Il abandonne Kelly, qui meurt peu à peu ... |
Ce terrible petit roman est tiré d'un célèbre fait-divers : en 1969, un sénateur bien connu du nom de Ted Kennedy (qui briguait alors la présidentielle) est accusé d'avoir laissé mourir la passagère qui l'accompagnait, après une soirée sans doute très arrosée. Lui sauva sa peau, appela son avocat après l'accident (mais pas la police) tandis que Marie-Joe resta coincée dans le véhicule et vit sa vie défiler.
Ce qui intéresse Joyce Carol Oates, au delà de l'évènement tragique et de la dénonciation d'un système politique complètement pourri, d'une société en perte de valeurs, c'est la description de la mort, comme souvent. Celle de Kelly est d'une cruauté abominable : le lecteur la sait inéluctable (aucun suspense là-dessus, personne ne viendra te sauver ma pauvre Kelly) contrairement à la jeune femme qui s'accroche à l'espoir que le Sénateur va la tirer de là. La position du lecteur qui connaît la fin est torturante : impuissant, il assiste horrifié à l'agonie minutieuse du personnage, enfermé dans la voiture comme dans un cercueil... Joyce est diabolique.
Au fond de l'eau, les souvenirs de Kelly défilent : l'enfance, les parents, les amours, la rencontre avec le Sénateur, la tentative de suicide de son amie Lisa, l'espoir d'aimer et d'être aimée à nouveau. Présent et passé se mêlent, le rythme est haché, l'écriture chaotique, entre allers-retours, flashes-back, répétitions- une fois deux fois, dix fois, la jeune femme revit l'accident, la rencontre, le baiser- et se dilue progressivement comme l'existence de Kelly. La fraîche, la naïve Kelly, personnage en totale opposition avec le politicien effrayant de cynisme, obsédé à l'idée de sauver sa peau et sa carrière...
"Reflet en eau trouble" est un roman très noir et suffoquant (le tour de force de Joyce Carol Oates est de m'avoir donné l'impression d'étouffer en même temps que Kelly...), pas facile à lire, tant par le sujet que par le style, mais c'est du Oates, donc cru, sans la moindre limite, avec une alternance de phrases courtes, nerveuses, parfois sans verbes et de longs paragraphes pointant sur certains détails riches de sens, comme la langue du sénateur, dans la bouche de Kelly lorsqu'il l'embrasse, énorme au point de l'étouffer...
J'adore Oates, j'adore la rage qui l'habite, j'ai adoré ce livre. Tout les sujets qu'elle aborde prennent sous sa plume une puissance incroyable. C'est vraiment une grande ! même si on lui a préféré Bob Dylan pour le prix Nobel