Un coeur si blanc- Javier Marias
"Parfois, j'ai le sentiment que rien de ce qui arrive n'arrive vraiment"
Juan vient d'épouser Luisa. Tous deux sont traducteurs et interprètes et pourraient couler des jours heureux si Juan n'était pas tracassé par quelque chose d'indéfinissable. Un pressentiment que quelque chose va mal tourner, des questionnements sur son mariage, sur une histoire de famille dont il sait peu de choses (la première femme de son père, Theresa, s'est suicidée au retour de leur voyage de noces, pour des raisons obscures, à Juan on a toujours parlé d'accident, jusqu'à ce qu'un ami lui apprenne incidemment la vérité, qu'il n'avait pas forcément envie de connaître) Le roman s'ouvre d'ailleurs sur la scène du suicide de Theresa, absolument saisissante, décryptée dans les moindres détails, et qui donne le ton de ce qui va suivre...
Je ne m'attendais vraiment pas en ouvrant ce livre (en démarrant ma liseuse) à une lecture aussi foisonnante et il faut bien le dire, aussi complexe. La phrase de Javier Marias est longue, saturée de virgules, elle enchaîne les évènements, les anecdotes, y revient par un étonnant procédé de réitération qui laisse entendre que ce vagabondage intellectuel va aboutir à quelque chose -tout est signifiant, je vous assure- mais on se demande à quoi pendant une grande partie de la lecture. Cette sorte de grande boucle peut donner le tournis mais si on parvient à aller jusqu'au bout, cela vaut la peine, et le secret enfin révélé. "Un coeur si blanc" (allusion à Shakespeare et plus particulièrement à Macbeth) est un roman sur le doute, sur le soupçon, le mensonge, la mémoire, un roman pas facile d'accès. Il est en revanche facile de décrocher. Pour ma part j'ai tenu bon et ma lecture a connu plusieurs phases: fascination, intérêt, ennui aussi... J'ai dû lire et relire certains passages, les idées s'enchaînent et l'on perd le fil. Une chose est sûre, je n'ai à aucun moment eu envie de lâcher ce livre, tellement riche qu'on sort de cette lecture tout étourdi...
J'ai eu la sensation d'être conviée à une expérience de littérature assez rare. Je ne suis pas certaine d'avoir envie de la renouveler tout de suite, mais je ne la regrette pas. Tout ce qui secoue un peu les méninges a du bon.
Chapeau au traducteur, pour son travail d'orfèvre.
"(...) Et ma hâte venait de ce que j'avais conscience que ce que je n'entendais pas maintenant, je ne l'entendrai jamais ; il n'y aurait pas de répétition, comme quand on écoute une bande magnétique ou que l'on voit une vidéo et que l'on peut revenir en arrière, chaque chuchotement non appréhendé, non compris, se perdrait à jamais. C'est l'inconvénient de tout événement non enregistré, ou pire, ni su ni vu ni entendu, car il n'y a plus aucun moyen de le restituer. Le jour où nous n'étions pas ensemble ne nous verra jamais réunis, ce qu'on allait nous dire au téléphone que nous n'avons pas décroché ne sera jamais dit, pas la même chose et pas dans le même esprit ; et tout sera légèrement différent ou radicalement, faute d'avoir osé répondre, par indécision. Mais même si nous étions ensemble ce jour-là, si nous étions à la maison quand on a appelé, ou si nous nous sommes décidés à répondre en faisant taire nos craintes, et en oubliant le risque, rien de tout cela ne se répétera, et viendra le moment où avoir été ensemble équivaudra à ne pas l'avoir été, avoir décroché le téléphone à ne l'avoir pas fait, et s'être décidé à répondre à s'être tu."
Claudialucia a écrit un très beau billet sur ce roman. Celui de Sandrine (moins enthousiaste) est ici
Une contribution au challenge espagnol de Sharon