La petite fille sur la banquise- Adélaïde Bon
"Non. Ces pensées de boue ne m'appartiennent pas. C'est à lui, la boue"
Le destin d'Adélaïde, une joyeuse et mignonne petite fille de neuf ans, bascule un jour dans le sordide lorsqu'elle est agressée sexuellement par un homme, dans la cage d'escalier de son immeuble. Ce viol, car c'en est un, isole l'enfant, puis la jeune femme sur une banquise mentale pendant de longues années. Adelaïde, le corps et l'esprit totalement glacés par cette agression terrible, se blesse, se maltraite, se jette sur la nourriture, multiplie les excès, sans parvenir à définir les causes du mal-être qui la ronge, tout en affichant aux yeux des autres un appétit de vivre totalement trompeur.
Adélaïde ne baisse pourtant pas les bras, tente de comprendre ce qui lui arrive et y parviendra enfin, vingt ans après l'agression, grâce à sa détermination et son courage extraordinaires...
Ce livre, je n'avais aucune intention de le lire, je l'ai d'ailleurs soigneusement évité lors de sa sortie l'année dernière. Je n'aime pas tellement les témoignages, en particulier sur des sujets aussi sensibles que le viol, l'inceste etc... Mais cette "petite fille sur la banquise" et sa jolie bouille d'enfant sur la couverture sont arrivées dans ma box du mois de septembre et je me fais un devoir de lire tout de suite l'un des deux livres de mon abonnement, l'autre étant prévu pour un peu plus tard et venant alourdir ma conséquente pal.
J'ai été totalement bouleversée par le récit d'Adélaïde Bon et il m'est impossible d'y apporter la moindre critique, il est de ces ouvrages qui ne se critiquent pas. Comment voulez-vous ...? Le traumatisme que l'auteure a vécu, les souffrances endurées, physiques et morales sont narrées sans une once de pathos, avec une dignité qui force le respect. L'écriture est puissante et imagée, utilisant l'alternance de "je" et "elle" tout du long et des métaphores aussi évocatrices que "la méduse", personnalisation effrayante de l'angoisse à son paroxysme. Cette écriture est de celle qui donne des frissons et fait pleurer. Je n'en reviens toujours pas, plusieurs jours après avoir refermé le livre, j'y pense et repense, à Adélaïde... et la rédaction de ce billet me replonge dans l'émotion viscérale qu'a provoqué cette lecture.
Le procès a lieu en 2016. La dernière partie du livre, qui lui est consacré, suscite la colère et l'indignation : il y a bien sûr l'abject criminel qui soulève le coeur, coupable d'un nombre incalculable de viols sur des fillettes dans les années 90 (grossier, boursouflé d'arrogance, dans un déni qui dépasse l'imagination) mais aussi quelques experts... qui n'ont d'expert que le nom, se révélant incapables de mesurer le degré du traumatisme enduré par les victimes et noyant leur insuffisance derrière un charabia technique insupportable. On éprouve d'autant plus de chagrin et de compassion pour ces femmes forcées de revivre tout au long d'un éprouvant procès des souffrances scandaleusement minimisées voire niées.
La justice a heureusement rendu son verdict : Giovanni Costa a été condamné à dix-huit ans de prison le 8 avril 2016. Adélaïde, cette petite fille sur la banquise qu'on voudrait pouvoir serrer dans ses bras, est aujourd'hui une femme qui, j'ose l'espérer, a trouvé l'apaisement et la sérénité.
J'espère aussi qu'elle va continuer d'écrire.
"Elle ne sent pas les méduses s'immiscer en elle ce jour-là, elle ne sent pas les longs tentacules transparents la pénétrer, elle ne sait pas que leurs filaments vont l'entraîner peu à peu dans une histoire qui n'est pas la sienne, qui ne la concerne pas. Elle ne sait pas qu'ils vont la déporter de sa route, l'attirer vers des profondeurs désertes et inhospitalières, entraver jusqu'au moindre de ses pas, la faire douter de ses poings, rétrécir année après année le monde qui l'entoure à une petite poche d'air sans issue. Elle ne sait pas que désormais elle est en guerre et que l'armée ennemie habite en elle."