Dora Bruder- Patrick Modiano
"On vous classe dans des catégories bizarres dont vous n'avez jamais entendu parler et qui ne correspond pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque. On vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi."
« PARIS. ON RECHERCHE une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m. 55, visage ovale, yeux gris marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41, boulevard Ornano, Paris. »
Cette petite annonce publiée dans un journal de l'époque va conduire l'écrivain Patrick Modiano, en 1988, sur les traces d'une adolescente, dans le Paris occupé des années 40. De la jeune Dora Bruder, on ne sait pas grand chose, sinon qu'elle fuguât au moins deux fois et que ses parents l'ont cherchée, comme en témoigne cette annonce. Elle était d'un tempérament assez rebelle et de confession juive, donc traquée.
Tous les documents officiels glanés par Modiano concernant Dora constituent la base du roman -mais peut-on vraiment parler de roman, tant le livre est hybride ? Biographie, auto-fiction, document, il est tout cela - à l'intérieur duquel l'auteur mêle des éléments de sa vie personnelle. Etrangement, leurs deux existences se font écho, qu'il s'agisse du boulevard Ornano que Modiano a parcouru dans sa jeunesse- fréquentant les salles du cinéma aujourd'hui disparu- et où était logée la famille Bruder, des fugues ou tentatives de fugue- Modiano, enfant mal aimé, ne fut pas en reste- des années de pensionnat, de l'arrestation du père, des pères :" il y a ainsi des hasards, des rencontres, des coincidences que l'on ignorera toujours..."
Modiano, à travers l'histoire de Dora et la sienne, donne à voir le Paris tourmenté de l'époque, les persécutions envers les juifs, les restrictions, les mesures humiliantes comme le port de l'étoile, les rafles, les internements,- Dora fut un temps enfermée à la prison des Tourelles- les départs vers Drancy, puis vers Auschwitz. Il insère des lettres poignantes adressées au préfet de police pour demander la libération d'un proche, décrit précisément, les choses, les lieux, les gens. Aucun élément qu'il livre ne peut sembler insignifiant, au regard de l'enquête qu'il mène. Avec une sobriété et une précision remarquables, bien plus émouvantes que les emportements propices à ce sujet douloureux, Modiano inventorie, investit les lieux, fidèle à ses déambulations parisiennes. Il décrit avec force détails les photographies de Dora afin de permettre au lecteur de l'imaginer, tente par cet intense travail de recherche de combler le vide du souvenir, celui d'une jeune fille déportée et assassinée parce qu'elle était juive, mais aussi celui d'une période de l'Histoire dont les témoins disparaissent peu à peu et dont le souvenir se trouve à son tour menacé. A ce titre, "Dora Bruder" est bien davantage qu'un simple roman, quand la petite Histoire rejoint la Grande, l'oeuvre participe au travail de Mémoire.
"J'ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d'hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s'est échappée à nouveau. C'est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d'occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l'Histoire, le temps -tout ce qui vous souille et vous détruit- n'auront pas pu lui voler."
Petit clin d'oeil à deux grandes modianettes : ma copine Juju et la belle niçoise Galéa, je vous embrasse toutes les deux :)