"On ne peut atteindre quelqu'un que s'il possède une conscience. On ne peut punir quelqu'un que s'il a des espoirs que l'on peut contrarier, ou des attachements que l'on peut rompre ; quelqu'un qui se soucie de ce que l'on pense de lui. On ne peut punir que des gens qui ont déjà un tout petit peu quelque chose de bon en eux."

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Je viens de prendre une énorme claque qui m'a laissé KO debout et dont il faut que je vous parle, là, tout de suite. Il est urgent que je vous parle de Kevin, dont l'histoire m'a fait horreur autant qu'elle m'a passionnée. 600 pages d'une dureté exceptionnelle, détestables autant que formidables. C'est à n'y rien comprendre. Impossible de lâcher le livre malgré ma répulsion tout au long de cette lecture, et le besoin irrépressible d'en parler à qui veut bien m'écouter (ou me lire, merci chers lecteurs) .

 Voyez vous, je suis maman d'un petit garçon qui un jour deviendra grand. Qui n'est que pure gentillesse. Il a seulement trois ans. L'idée qu'il devienne sociopathe comme ce Kevin Katchadourian ne m'effleure pas, là n'est pas la question, mais qu'il puisse un jour croiser la route d'un Kevin, j'avoue... j'ai peur.

Certes, Kevin est un personnage de roman, un roman dont la noirceur a rarement été égalée, ça j'en suis sûre. A la veille de ses seize ans, cet adolescent américain a commis un massacre dans son école, un massacre prémédité, pour lequel il s'est longuement préparé et  pour lequel il s'est vêtu avec soin, avec des vêtements ajustés, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Kevin a toujours mystérieusement porté des habits au dessous de sa taille. Une énigme. Une de plus. A la naissance, il repousse le sein avec un dégoût manifeste. Plus tard, hurlant ou apathique, il fait fuir les nounous, puis les autres enfants, par sa cruauté sournoise. L'arrivée d'une petite soeur ne fait qu'accroître son hostilité et celle-ci en fera les frais, on verra jusqu'à quel point...

C'est sa mère, Eva, qui au travers de lettres adressées au père de Kevin, raconte son histoire, depuis l'avant-conception  jusqu'au fameux JEUDI où la vie s'est arrêtée. Avec sobriété, sans un gramme de pathos et une lucidité tragique, Eva parle de son absence d'amour pour ce fils conçu parce qu'il le fallait bien (diktat d'une société bien-pensante, mari en demande...) alors que sa vie d'épouse et de chef d'entreprise globe-trotter la satisfaisait pleinement. Réduire le comportement  destructeur de Kevin à son étrange relation avec sa mère et à ce désamour ne tient selon moi pas la route, même si la question se pose naturellement. Eva, rongée de culpabilité, fait des efforts louables quoiqu'artificiels pour se rapprocher de ce fils en qui elle perçoit depuis le départ une monstruosité sourde. Franklin, le père n'entend rien, ne voit rien, si ce n'est la froideur d'Eva  jugée injuste. On a envie de hurler devant tant d'aveuglement, tout comme devant l'analyse sans détours que fait Eva de sa vie de femme et surtout de son rôle de mère vécu comme un fardeau. Certaines choses ont du mal à passer lorsqu'on est soi-même maman, bien qu'il s'agisse d'une fiction, terriblement réaliste, et seulement d'une fiction. On peut toutefois reconnaître le grand courage d'Eva, son honnêteté vis-à vis d'elle-même, car elle ne s'épargne pas. Si j'ai pu être indignée par son indifférence dans un premier temps, la suite des événements, la personnalité nocive de Kevin, de plus en plus affirmée au fil des années, a fait pencher la balance... peut-on réellement aimer son enfant si lui-même n'aspire qu'à la haine?   

"Il faut qu'on parle de Kevin" est un roman terrible, qui interroge abondamment sur l'instinct maternel (on peut ne pas avoir envie d'être mère, oui c'est possible, Eva en est la preuve, elle aurait dû s'abstenir) l'inné et l'acquis, le port d'armes aux Etats-Unis qui permet à des gamins de tuer aussi simplement que dans un jeu vidéo, la fureur indicible de ces adolescents destructurés auteurs de tueries de masse (la liste est longue et les motivations souvent ahurissantes...). Il est écrit dans une langue parfaite, (superbe traduction, fluide et précise, qu'on ne sent absolument pas à la lecture, comme c'est appréciable !), à la manière d'un roman noir, glacé, au suspense insoutenable. La fin, d'une tristesse à faire pleurer les pierres, m'a bouleversée. Je l'ai lu deux fois, trois fois, avant de refermer le livre définitivement.

Une lecture risquée, impossible à oublier, dont on peut se passer, en cas de grossesse ou d'accouchement imminent. Dans tout autre cas, à lire absolument.  

"Votre père-vous vous entendiez avec lui, ou bien c'était la bagarre ?
- Mr Plastic ? s'est gaussé Kevin. Il aurait fallu que ce soit mon jour de chance pour qu'on ait une dispute. Non, on était toujours dans le "rions ensemble", les hot dogs et les chips au fromage. Un faux cul total, vous voyez ? Genre : "Si on allait au musée d'Histoire naturelle, Kev', ils ont des cailloux super chouettes". Il se faisait un cinéma Little League, coincé dans les années cinquante. J'étais abreuvé de "Je t'aime-je t'aime-je t'aime, fiston !" et moi je le regardais : "Tu parles à qui, là, mon gars ?" Ca veut dire quoi, un père qui t'aime-t'aime-t'aime et qui n'a pas la moindre idée de qui tu es ? Il aime quoi, en fait ? Un môme de la série Happy Days. Pas moi."