Dès les premières lignes, j'ai su que j'allais aimer ce bon gros roman. Une intuition qui s'est révélée exacte. Littéralement happée par cette lecture d'un autre temps, (oh que j'aime le XIXe siècle, décidément...) dévorée en deux petits jours, je n'ai qu'un regret : l'avoir terminée, déjà... pourquoi trois saisons et pas quatre?
Le docteur Le Coeur sillonne matin et soir la campagne normande. Inlassablement, il tente de guérir, de soulager, de donner la vie, d'accompagner vers la mort aussi, hélas trop souvent. Les grippes, les fièvres, les accidents, le manque d'hygiène, le recours aux rebouteux en tous genres soldent souvent le compte d'une population pauvre et ignorante, soumise aux croyances ancestrales. Le Coeur s'en accommode. Cet homme intelligent a compris qu'il valait mieux collaborer que lutter en vain, et entretient des relations plutôt cordiales avec le curé et le sorcier du coin, avec lesquels il ne manque pas de trinquer de temps en temps.
Médecin humaniste, il sert également d'intermédiaire entre la jeune Louise et son amoureux Brutus Délicieux, parti à la guerre à la place d'un autre, plus chanceux car plus fortuné. La première partie du roman, intitulée "La rage de vivre" fait état de la correspondance entre Brutus, sa famille, Louise, le docteur Le Coeur et Charles Rochambaud, son confrère, qui sur le front, a pris Brutus sous son aile et écrit les lettres à sa place, car Brutus est illettré. Une intrigue se noue, dont on connaîtra ( pas complètement, ce sont les dernières pages du livre qui la révèle ) l'issue à la fin de cette première partie.
La seconde partie est le journal du docteur Le Coeur. Il y consigne les évènements narrés au début du roman, mais aussi son quotidien, ses visites aux uns et aux autres, ses travaux sur la rage, les avancées (timides mais réelles) de la médecine de l'époque. Ses amours occupent une large place, car le médecin, qui a perdu son épouse d'une longue maladie, reste avant tout un homme, gouverné par sa raison autant que par ses pulsions. Le Coeur (le bien nommé...) a "la rage d'aimer". ( c'est le titre de cette deuxième partie)
Tout cela est passionnant et écrit dans une langue admirable dont on ne se lasse pas, rappelant Maupassant par son élégance et sa limpidité, par son acuité sur les choses et les gens. Roman historique, roman de moeurs, roman social, tout aussi croustillant (le brave médecin s'en donne à coeur joie, c'est assez réjouissant) que grave, "Les trois saisons de la rage" est une lecture absolument incontournable. Prix des Libraires et prix des lecteurs sélection 2012, je dirai que pour une fois, voilà un livre qui mérite largement ses récompenses.
Si j'avais eu la possibilité de voter, je l'aurais choisi sans hésiter...
Extraits :
"Les prêtres pensent que je ne crois pas en Dieu. Ils sont dans l'erreur. Certes, je regarde avec infiniment d'ironie leur vieillard barbu et leurs assemblées de saints, leurs actions de grâce et leurs simagrées, mais je sais bien qu'il y eut une impulsion originelle et que cet élan a un but qui se découvrira un temps, mais cet objectif nous est incompréhensible, même si nous le distinguons par fugitifs instants. Nous sommes effrayés de nous égarer dans l'immensité de l'univers mais la route est droite et bornée. Notre seule mission est de conjurer notre peur."
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"Quelquefois, je me demande si je vaux tellement mieux que le sorcier de La Forêt-Auvray que je traite. (... ) Il arrive même que nous nous entretenions des patients que nous avons en commun, car il n'est point de malade qui se fie à une seule face du soulagement. Ils gravitent entre lui, le curé de Taillebois qui jouit d'une forte réputation de thaumaturge et moi. Ils sacrifient à de multiples dieux, à l'antique Esculape, à la sainte Trinité et au culte ancestral des géants, dont tous les contes de la région sont pleins. Pourtant, aucun de ces trois visages ne parvient à les soustraire aux souffrances des péritonites, cancers et autres gangrènes. Le seul avantage de notre science est de nous amener à constater notre ignorance et de nous éviter de tomber dans l'illusion de nos capacités."